Les ouvriers français et la tentation de l’extrême-droite

Publié le par Gérard Vial, Enseignant en AEHSC au Lycée Montaigne, Mulhouse

Depuis une trentaine d’années, les médias français évoquent, à chaque période préélectorale, la « montée de l’extrême-droite », véhiculant, à un degré variable selon leurs options politiques, une image stéréotypée et pas toujours flatteuse des électeurs d’extrême-droite. S’il n’est pas exclu que certains de ces électeurs correspondent à un tel profil, on évoque beaucoup moins dans les médias d’autres votants qui fournissent, selon les estimations, environ le quart des voix de la droite extrême. S’y retrouvent une fraction de ce qui subsiste en France du monde ouvrier traditionnel,  un certain nombre de chômeurs, des personnes à la limite de l’exclusion, des employés modestes, et même…des travailleurs « issus de l’immigration ». D’où provient cette « tentation totalitaire »[i] ? Est-elle récente ?

Les préparationnaires peuvent souvent se trouver amenés à évoquer, dans des copies d’essence sociologique, l’ouvrier français et ses options politiques. En AEHSC, les concours ont proposé, entre autres, des études sur l’homogénéisation des ouvriers français jusqu’aux années 20 (2003), sur la pertinence de la notion de classe  (2007 et 2003), sur la montée de la classe ouvrière (1999), sur les  couches moyennes (1998), etc.… Autant d’occasions pour un candidat, afin de se démarquer aux yeux des correcteurs, de pouvoir mentionner ne serait ce que brièvement le thème qui nous intéresse aujourd’hui[ii].

Trois « arguments ».

Depuis plus d’un siècle, un travailleur modeste ou un chômeur, au lieu de cristalliser son mécontentement à l’égard du système capitaliste dans un vote de type marxiste, peut se montrer sensible à trois arguments inchangés depuis 1880, qui, habilement présentés, ont pour but de le pousser à s’orienter vers un vote d’extrême-droite.

1/ Capitalisme et système parlementaire seraient liés pour exploiter le travailleur. Cette collusion, entachée de dessous financiers, se serait nouée entre les milieux d’affaires « exploiteurs » et les milieux parlementaires, ces derniers multipliant les textes et les prélèvements favorables aux premiers, même lorsqu’ils se classent « à gauche »[iii]. Seul un gouvernement autoritaire, « propre », dégagé du jeu parlementaire, pourrait amener une réelle amélioration de la condition ouvrière. Vieille antienne répétée depuis Charles Maurras, réutilisée entre autres dans les années 30 par Doriot et dans  les années 50 par Poujade. Qualifions cela « d’argument du complot ».

2/ Il y aurait un responsable occulte aux difficultés des travailleurs, un personnage parasite, systématiquement favorisé par le pouvoir qu’il a su mettre de son côté. Ce fut autrefois le Juif[iv], incarnation de la finance, c’est parfois aujourd’hui l’immigré récent, main d’œuvre bon marché du capitalisme, ou le travailleur sous payé des pays émergents ou de l’ancien bloc Est. Appelons cela « l’argument du  bouc émissaire », et on a vu les dérives criminelles où cela a pu conduire certains.

3/ La démocratie serait devenue une duperie (voir le premier « argument »), mais le marxisme ne serait qu’un leurre. Il s’avèrerait incapable de résoudre les problèmes des travailleurs, remplaçant le capitalisme par de nouvelles formes d’exploitation des masses, tout en mettant en place une société encore plus inhumaine à tous points de vue. Appelons cela « l’argument de la « troisième voie », largement utilisée par les régimes de type fasciste des années 30.

Antiparlementarisme, xénophobie, anticommunisme, tels sont les très anciens ingrédients du cocktail que certains travailleurs, depuis plus d’un siècle, n’hésitent pas à avaler…

 

Premier flash historique : le boulangisme

Au début des années 1880, traumatisée par la défaite de 1870/71 puis par les tragiques événements de la Commune, la France se retrouve en proie à une crise économique rampante, dans le cadre général de la « Grande Dépression »[v]. Le populaire Général Boulanger[vi], habilement conseillé, s’appuyant sur les arguments ci-dessus, sut exploiter le mécontentement des travailleurs en difficulté pour se hisser dans la vie politique[vii]. Elu triomphalement député de la Seine en janvier 1889, en majorité grâce à des voix ouvrières, il recula devant une prise de pouvoir par la force, et son aventure se termina en désastre[viii]. Mais la porte était ouverte. Jusqu’à nos jours, d’autres sauront s’y engouffrer…

 

Autre flash historique :les Ligues de l’Entre Deux Guerres.

Dès mars 1920, s’inspirant des idées naissantes de Mussolini et d’Hitler[ix], Georges Valois[x] fonda une Confédération de l’Intelligence et de la Production Française, prônant le « corporatisme », ayant pour but de supprimer la lutte des classes, et d’améliorer le sort des travailleurs[xi]. Cette rhétorique connut un certain succès auprès des intéressés, que l’on retrouva en grand nombre dans les mouvements et partis d’extrême-droite des années 30 (les Ligues) et même lors des émeutes « nationalistes » du 6 février 1934. La SFIO vit ainsi se détacher d’elle de nombreux éléments, qui formèrent une tendance glissant vers la droite extrême, les Néo-Socialistes. Et même le Parti Communiste, pourtant très puissant, perdit des adhérents lorsque la défection d’un de ses leaders, Jacques Doriot, entraîna de nombreux éléments populaires dans l’admiration du nazisme en attendant la Collaboration[xii]. Quant au régime de Vichy, partiellement issu de ces milieux d’extrême-droite d’avant 1939, il essaya, tout en établissant le corporatisme, de se donner une façade sociale, par exemple en posant  les bases de la « Retraite des vieux travailleurs » dès 1941.

 

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En définitive, hormis ceux qui préparent les cours des IEP, les préparationnaires n’ont pas besoin d’être très « pointus » sur ces relations entre masses populaires (du passé et d’aujourd’hui) et tendances droitières extrêmes. Il serait  cependant rédhibitoire de limiter, dans une copie, les choix politiques des travailleurs modestes au seul marxisme. Membre de jury d’un oral de grande école en juin 2009, l’auteur de ces lignes s’est trouvé confronté à une candidate incapable de concevoir qu’un ouvrier contemporain puisse voter autrement qu’à l’extrême gauche, et qui refusait même d’admettre qu’un chômeur  puisse voter pour le parti politique actuellement au pouvoir. Manichéisme réducteur, quand tu nous tiens…

 

 

Gérard Vial

Enseignant en AEHSC au Lycée Montaigne, Mulhouse.

 



[i] D’après l’ouvrage de Jean François Revel, « La tentation totalitaire », Laffont, 1976. Une allusion à cet ouvrage est souvent bienvenue dans une copie.

[ii] D’après les chiffres IPSOS sur le premier tour de l’élection présidentielle de 2002, 30% des individus classés comme « ouvriers » ont voté pour M. Le Pen, ainsi que 23% des gens se déclarant comme de « revenus modestes », et 38% des chômeurs.

[iii] Le 23 décembre 1892, Paul Déroulède, chantre du nationalisme de la fin du XIX° siècle, prononça à la Chambre des Députés un discours se terminant par ces mots : « dans la démocratie(…), vous avec constitué l’aristocratie financière, dont vous êtes les fidèles et tenaces représentants ». Cité dans Raoul Girardet, « Le nationalisme français », Colin, 1966.

[iv] Dans une brochure publiée en 1892, la Marquis de Morès, un proche de Boulanger, écrivait : « Arrivés en France il y a environ 75 ans, (les Rothschild) ont accumulé près de 3 milliards(…), se sont emparés du contrôle souverain de la Banque, (du) chemin de fer, (…)des principales compagnies d’assurances.(…) Pour tout cela ,ils n’ont jamais rendu un service au pays, ils n’ont jamais rempli de fonctions publiques « (Girardet, op cit).

[v] Retenons, pour cette crise économique, les dates proposées par Rostow,  à savoir 1873-1896. En 1882, la France subit un sévère krach boursier et bancaire, appelé « Krach de l’Union Générale ». Zola en aurait tiré son célèbre roman, « L’argent ».

[vi] Ministre de la guerre en 1886, il devint rapidement populaire par sa prestance, les réformes entreprises, et le recul qu’il avait fait subir à l’Allemagne dans le cadre d’une affaire d’espionnage, l’Affaire Schnaebele.

[vii] On pourra consulter le grand classique d’Adrien Dansette, « Le boulangisme » paru chez Fayard en 1946.

[viii] Obligé de s’enfuir en Belgique, il finit par se suicider sur la tombe de sa maîtresse, en 1891.

[ix] Hitler, ne l’oublions pas, se voulait « socialiste », et dirigeait le NSDAP, parti national socialiste des travailleurs allemands. Durant toute la période nazie, la propagande s’évertua à démarquer le nazisme du capitalisme libéral et bourgeois.

[x] Né en 1878, ce Normand débuta sa carrière à gauche avant de se laisser séduire par les thèmes « nationaux » dans les années 20. Passé à la Résistance, il mourut en déportation en 1945.

[xi] On pourra consulter « L’Action Française », d’Eugen Weber, paru chez Fayard en 1985.

[xii] On pourra consulter « Doriot » de Jean Paul Brunet, Balland, 1986.

Publié dans Capitalisme - histoire

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V
<br /> Pour être très "économiste", il semble que ces thèses trouvent un terreau particulièrement fertil en période de crise (économique ou sociale).<br /> Notre époque est profondément marquée par le chômage de masse... et ce depuis longtemps. L'accès à l'emploi difficile et les inégalités de revenus succitent des réactions hostiles au quotidien.<br /> L'insécurité en général (sociale,économique) génère une audience favorable à des discours proactifs et protecteurs (quelque soit la protection!!).<br /> Vivant au Canada lors des émeutes de 2005, j'ai eu du mal à expliquer à mes collègues et étudiants que la France n'était pas un pays raciste mais souffrant d'un profond malaise économique et<br /> social.<br /> En effet, dans des pays où le chômage de longue durée consiste à être sans activité pendant maximum 6 mois, les conséquences d'un chômage massif (plus de 25% dans certaines banlieues), long (le<br /> pôle emploi annonce plus de 1 million de chômeurs arrivant en fin de droit) est impensable.<br /> Or, le ressort de l'extrême droite consiste pour l'essentiel à trouver des explications à des déséquilibres économiques.<br /> Comme souvent, les habits idéologiques les plus complexes, les plus extrêmes ou les plus violents ne sont que finalement des couvertures aux réalités économiques les plus simples et les plus<br /> dramatiques.<br /> <br /> <br />
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