Serait-il temps de relire Rostow ?

Publié le par Gérard Vial, Enseignant en AEHSC au Lycée Montaigne de Mulhouse

Tous les étudiants de classe préparatoire HEC, en option « économique » bien évidemment, mais aussi en option « scientifique », ont entendu parler des fameuses « Cinq étapes du développement de Rostow ». Mais très peu ont soigneusement lu le livre de Walt Whitman Rostow (1916-2003), paru  en 1960 sous le titre « The stages of economic growth ». Ce sont même souvent les professeurs qui, après avoir résumé les idées de Rostow, suggèrent de se consacrer à d’autres lectures plus actuelles, le livre de Rostow dressant essentiellement un tableau du monde de la fin des années 50, et ce dans un esprit partisan, le sous titre de l’ouvrage étant : « A non communist manifesto ». Rostow lui même, devenu conseiller du gouvernement américain à la fin de la Guerre Froide, face aux nombreuses critiques au sujet de son livre, a reconnu rapidement les limites de son « modèle de développement ».

Cependant, dans les copies de concours, subsistent des occasions de revenir sur les idées de Rostow, en particulier, comme dans un sujet assez récent, qui demandait de s’interroger sur leur pertinence pour ce qui relève des choix de développement dans le monde actuel. Nous ne pouvons donc que conseiller, aux étudiants qui n’auraient pas ouvert l’ouvrage phare de Rostow, de lire ou de relire au moins les quatre premiers chapitres, car son portrait de l’Europe du XVIIIème siècle  reste du plus grand intérêt. Puis, au fil des lignes, au milieu des « conditions préalables au démarrage » peuvent se déceler des pistes originales de réflexion, que nous allons essayer de défricher ensemble à la lumière de certains événements récents.

 

Dans son tableau du monde à la veille du décollage industriel, Rostow introduit une nuance intéressante. Pour lui, se distinguent tout d’abord les pays européens, ayant connu successivement les structures économiques, politiques et sociales  de l’Antiquité, du Moyen Âge, puis de « l’Époque Moderne » (de la Renaissance à la Révolution Française). Comme les sédiments au fond des mers, ces systèmes successifs ont laissé leurs strates. Il est vrai qu’aujourd’hui encore la France, comme l’Angleterre ou l’Allemagne, sont marquées par des héritages superposés. Quelques illustrations ? L’organisation de l’espace de nos villes, avec leurs attraits touristiques comme leurs encombrements, est le fruit du passé, notre constitution s’inspire des Lumières, des monarchies riches de traditions subsistent dans plusieurs pays d’Europe, certaines de nos pratiques éducatives ou de nos démarches intellectuelles plongent leurs racines au Moyen Âge, etc.…Ces éléments sont certes le terreau dans lequel a germé le développement de l’Europe au XIXème siècle, mais ils sont aussi parfois la gangue dont nous avons du mal à nous défaire.

À nos vieilles nations, Rostow oppose les pays « nés libres », comme les États-Unis, l’Australie, la Nouvelle Zélande, le Canada, que d’autres appellent « pays neufs ». Ces « late starters » se seraient cependant développés plus rapidement que les « early starters » car ils n’étaient  « pas prisonniers des structures, positions politiques et valeurs morales » des sociétés traditionnelles. Rostow introduit même des nuances. Le retard économique du Québec, perceptible jusqu’à une date récente, s’expliquerait par la présence d’une société traditionnelle calquée sur la France, avec des traits religieux et psychologiques freinant l’esprit d’entreprise. Il en serait de même pour le Sud des Etats Unis, qui possédait au milieu du XIXème siècle une société rurale, esclavagiste et « aristocratique » sur le modèle européen, dont les blocages ne furent levés que par la Guerre de Sécession, ce qui permit d’ailleurs un siècle plus tard le formidable essor de la « Sun Belt ». Les retards de développement de l’Amérique Latine seraient du même ordre, l’exemple des grandes propriétés rurales du Brésil ou d’Argentine, qui perdurent encore de nos jours, héritières des domaines seigneuriaux d’Europe, en étant une belle illustration.

Peut-on appliquer ce raisonnement aux Pays les Moins Avancés actuels ? Ont-ils un lourd et pesant bagage venu du passé, dont ils devraient se défaire pour pouvoir enfin décoller, ou sont-ils « libres » ? La colonisation fait elle partie de cet héritage sclérosant ? Véhiculant les valeurs de pays déjà développés au début du XXème siècle, n’a elle pas, au contraire, pu laisser derrière elle des éléments favorables à l’essor économique ? Les traditions morales et religieuses, multiformes dans les Pays en Voie de Développement actuels, sont-elles vraiment des freins au développement ? Et beaucoup de PMA ne sont ils pas, en particulier en Afrique, une quasi « tabula rasa » ? Si tout y est à reconstruire, n’est il pas plus facile de partir sur de bonnes bases ? Et, enfin, y a-t-il un développement possible en remettant au goût du jour, comme certains veulent le faire après les Révolutions arabes, des valeurs religieuses et sociales ancestrales ? Autant de questions très polémiques, auxquelles chacun répondra à sa façon…

 

Une autre remarque de Rostow est intéressante. Selon lui, un pays se développe en utilisant « le  nationalisme », à savoir l’idée de « tirer vengeance d’humiliations réelles ou imaginaires dont le pays a souffert ». Pour l’économiste américain des années 50, ces « humiliations » étaient bien évidemment l’esclavage, la colonisation, les attitudes arrogantes ou racistes des Occidentaux, l’exploitation éhontée des ressources naturelles locales. Et il est vrai qu’après la Conférence de Bandoeng (1955) le Nouvel Ordre Économique Mondial réclamé par le jeune « Tiers Monde » voulait en finir avec ces abus. D’où l’affaire de Suez en 1956, la création de l’OPEP en 1960, et le choix du communisme par certains états nouveaux nés. Depuis, la roue a tourné, mais c’est pourtant un semblable champ de réflexion  qui s’ouvre pour 2012. Comment comprendre autrement les comportements de pays en plein essor, comme le Venezuela de Chavez ou l’Iran des Mollahs, et même certaines attitudes chinoises ou turques ? Quant aux PMA, leur développement pourrait il se faire demain « contre l’Occident », seulement avec l’aiguillon « nationaliste » au sens de Rostow ? Ou faut il considérer que, de nos jours, le développement, à l’exemple des « bons élèves « du type Corée du Sud, doit passer par la collaboration et l’imitation des Occidentaux ?

 

Quels leaders faut-il pour assurer le développement d’un PMA ? Rostow cite les travaux de « Lawrence Barss, de l’Institut Technologique du Massachusetts », un économiste en vogue des années 50, décédé en 1996. Ce dernier distingue deux étapes concernant le personnel politique d’un état au moment du décollage. A des dirigeants souhaitant le développement mais incapables de l’accompagner car gardant des « attitudes héritées du passé », devrait succéder une génération politique apte à permettre l’intégration dans le système économique développé, nous dirions aujourd’hui mondialisé. Ce schéma ne s’applique t’il pas à maints états africains ? Qu’y attend-on de mieux que des responsables dégagés des considérations tribales et religieuses, ayant oublié corruption et népotisme, et se tenant loin des barbouzeries post coloniales ? La même progression vaut aussi pour des pays au bord du décollage : qui sera demain aux commandes de l’Egypte ou de la Tunisie ?

 

Autant de questions très actuelles, auxquelles l’ouvrage de Rostow ne prétend pas et ne peut pas répondre. Mais les pistes ouvertes par le grand économiste ne sont pas totalement refroidies, et elles alimentent encore le débat politique et économique mondial, même si les fameuses « Étapes du développement selon Rostow » ont beaucoup vieilli, et restent marquées par un Eurocentrisme qui n’est plus de mise.

 

Publié dans Capitalisme - histoire

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