A propos de l’histoire économique globale

Publié le par Dominique Pascaud, professeur d’Histoire en CPGE au Lycée du Parc, Lyon 6ème

Dans un ouvrage récent[1], l’économiste Philipe Norel, plaide avec ardeur pour une « histoire économique globale »[2]. De quoi s’agit-il ? En quoi cela peut-il être utile à un candidat aux concours d’école de commerce ? Deux remarques liminaires peuvent clarifier notre propos : 

-  il est difficile de se défaire des images, issues du récit traditionnel, toujours peu ou prou eurocentré, de la mondialisation économique qui aurait commencé à déployer son potentiel avec les grandes découvertes européennes à la jointure des XVème et XVème siècles, avant de s’affirmer pleinement au cours des différentes phases du processus d’industrialisation initiée par cette Europe conquérante et pionnière.

- la montée des pays du sud, d’abord sur le terrain politique après 1945, ensuite, de manière inégale, sur le terrain économique, avec la percée des pays émergents, et enfin sur le terrain culturel, s’est accompagnée d’un effort pour faire vivre une approche historique transnationale, illustrée par la World History[3].

Philippe Norel nous invite à nous tourner vers l’histoire de l’émergence et des transformations successives d’une « économie interconnectée » qui serait née … en Asie !

Il est naturel aujourd’hui de tourner nos regards vers l’Asie, mais que pouvons nous apprendre en nous livrant à la même opération au début XVIème, au moment où l’Europe prend son envol ?

 

 « Qui règne sur Malacca tient dans ses mains la gorge de Venise »

 

Cette formule du chroniqueur Tomé Pires, commentant la chute du port de Malacca, tombé en 1511 aux mains des conquérants portugais, livre deux informations essentielles, qui en découlent tout naturellement, tout en nous prenant à contre pied : la richesse est en Asie (Chine et Inde), l’Europe est en retard. Ce point de départ nous autorise à interroger la vulgate d’une mondialisation qui aurait été initiée par le seul développement européen.

Philippe Norel se livre alors à une démonstration qu’il mène autour de trois grands axes :

  

-  Interroger le regard occidental et démonter les prétentions de l’eurocentrisme, en décrivant les interconnexions économiques de longue durée impulsées en Asie, - Analyser les transformations, jusqu’au XVIème, de cette économie asiatique interconnectée, à partir des concepts de systèmes monde et d’hégémonie,

- Analyser les sources de l’essor occidental entre le XVIème et le XVIIIème, en se plaçant avant le démarrage du processus d’industrialisation.

 

Une économie connectée plurimillénaire occultée par l’eurocentrisme

 

L’eurocentrisme postule que l’Occident serait à l’origine de tout ce qui a pu faire la modernité du monde : démocratie, révolution agricole, grandes découvertes, industrialisation, science …

A cette « histoire tunnel », s’oppose l’attention portée à la circulation ancienne et intense des hommes, des produits et des savoir-faire de toute nature qui s’opère à partir de villes souvent plus actives que leurs rivales européennes. On découvre avec étonnement la vitalité des diasporas chinoises, gujeratis, arabes, tamouls, dans ce vaste espace afro eurasien, innervé par deux grands axes structurants et connectés entre eux, la route de la soie et l’océan indien.

On connaissait les apports techniques de l’Asie vers l’Europe, on s’aperçoit qu’imbue de sa nouvelle supériorité, cette dernière a très vite « oublié » ses dettes et a surévalué ses propres apports, comme si à nos yeux d’européens, l’Europe seule, pouvait être rationnelle et motrice.

 

L’Europe, des puissances en retard, au bord d’un système monde centré sur l’Asie ?

 

La deuxième partie de l’ouvrage part d’une analyse de la notion de système-monde pour aboutir à une réflexion sur le concept d’hégémonie. C’est un étonnant moment de bascule où l’Europe s’installe sur les bords d’un système monde dont les maîtres n’ont, pour ce qu’ils perçoivent d’elle, qu’un peu de mépris, comme on peut le voir dans cet extrait d’une lettre du Shogun Toyotomi Hideyoshi adressée en 1597 à Philippe II, qui se considérait alors comme « le seigneur universel du monde » :  Les choses que je vous envoie sont consignées sur un registre particulier ; lesquelles, bien que de peu de valeur, vous sont envoyées en signe de bienveillance. Les marins que l'hiver dernier je fis emprisonner sur cette terre, je les renvoie tous vers votre royaume, parce que j'ai pitié de la tristesse que doivent éprouver leurs parents, et qu'il me semble que vous aurez de la compassion envers ces gens dont vous êtes le seigneur, et sur ce je termine.

 

Dans un premier temps, l’auteur reprend le schéma proposé par I. Wallerstein (1974) à partir du cas d’Anvers au XVI°, mais en le lestant d’une trame formée de quatre types de réseaux constitutifs (échange de biens de prestige, circulation des biens courants, réseaux politiques et militaires, réseaux d’informations), afin de mettre en évidence l’existence d’un vaste système monde afro eurasien, dont l’Europe du XV° n’aurait été qu’un sous-système périphérique.

 

Dans un second temps, l’auteur montre que, si l’on considère « la désirabilité des produits » ou la performance des marchands, comme des critères déterminants pour cibler le centre du système, la Chine apparaîtrait alors comme le vrai centre hégémonique, absorbant les flux de métaux précieux (« un véritable siphon de l’argent métal produit dans l’ensemble de l’espace mondial au cours de cette période »), inondant l’Europe de ses produits de luxe, tout en dégageant des excédents courants durables. On est loin de Bodin et de Mr de Malestroit ! 

 

L’essor de l’Europe : un passage de la périphérie au centre d’un système-monde ?

 

L’histoire économique globale  se définirait par son objet, une « économie interconnectée », qui se forme d’abord en Asie, avec une Europe à sa remorque, et qui devient globale, à partir du XVIème, quand elle intègre le continent américain. La question des origines du marché, ou de celles du capitalisme, est alors inscrite en filigrane de ce renouveau historiographique.

 

Il est tout à fait passionnant de suivre l’auteur dans sa réflexion sur les ressorts qui ont pu enclencher la « grande divergence », que l’on voit désormais se creuser, du XVIème au XVIIIème, entre une Asie, en déclin relatif, et une Europe en pleine ascension. Pour faire vite, tout se passe comme si l’Europe pouvait enfin lever des blocages anciens (la terre par exemple) grâce à l’échange international, qui devient porteur d’une « dynamique smithienne », ouvrant sur des changements institutionnels, à travers lesquels l’Etat va pouvoir agir comme une matrice structurante des institutions du marché et des intérêts privés des agents capitalistes.

 

Il est non moins instructif de revisiter, comme nous y sommes conviés dans tout ce chapitre, la manière dont les grands auteurs de référence que sont Braudel, Marx, Smith, Weber, Polanyi … peuvent être confrontés au décentrement opéré par cette nouvelle approche.

 

En conclusion

 

Certes, on sort quand même un peu abasourdi de cette traversée, au pas de charge, d’espaces aussi différents, saisis sur une aussi longue période, mais au moins cela suscite-t-il la réflexion sur ce thème récurrent que serait le déclin de l’Europe et le décentrage économique, mais aussi géopolitique, vers l’Asie littorale. Décidément l’histoire économique n’est pas commandée uniquement par une histoire, qu’elle soit laudatrice ou critique, de l’Occident. Reste à inverser la problématique en se demandant à quelles racines plonge, dans la longue durée, le dynamisme actuel des économies asiatiques en Chine ou en Inde. 



[1] P. Norel, L’Histoire Economique Globale, Editions Seuil, 2009, 261 pages.

[2] Un site dédié à l’Histoire Globale en lien avec la revue Sciences Humaines : http://www.histoireglobale.com/hg/accueil

[3] On peut se reporter à une mise au point très accessible de Pap Ndiaye, La vogue de la World History, l’Histoire, n°317, février 2007

Publié dans Capitalisme - histoire

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V
<br /> Approche très intéressante!!<br /> Si l'Asie actuelle fait peur à l'occident, ce rappel historique nous fait réaliser que sans doute la Chine et l'Inde ne font que se réinstaller dans la place qui était la leur avant le 18ème<br /> siècle.<br /> Si longtemps l'histoire économique était ecentrée sur l'Europe, elle était aussi centrée sur une période de l'histoire.<br /> Finalement, l'économie n'est étudiée qu'à partir du 17ème siècle, une parenthèse dans l'histoire humaine. Pourtant, pour comprendre notre rapport à la nature, à nos propres besoins, notre vision du<br /> monde il faut nous resituer correctement dans le temps et dans l'espace!!<br /> <br /> <br />
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