Une lecture « de vacances » : un livre peu connu d’Alfred Sauvy

Publié le par Gérard Vial, enseignant en AEHSC au Lycée Montaigne de Mulhouse

Tous les étudiants en CPHEC, de série « scientifique » comme de série « économique », ont entendu évoquer en cours Alfred Sauvy (1898-1990), ne serait ce qu’au travers de l’expression « Tiers-Monde » ou de la théorie du « déversement ». L’image qu’ils en gardent est peut être la caricature de l’économiste de haut niveau, coupé de tout ce qui n’est pas ses théories, et ne sortant de son bureau que pour des colloques réservés à quelques initiés. Or, bien au contraire, Sauvy était un Méridional rempli de fantaisie, côtoyait les milieux littéraires et artistiques aussi bien que sportifs, et, s’appuyant sur sa devise « Eclairez l’action », conseillait de nombreux hommes politiques, jouant par là même un rôle essentiel dans la vie économique et sociale de la France, des années 1930 à 1970. On ne peut donc que conseiller la lecture du très amusant livre de souvenirs écrit par Sauvy, « De Paul Reynaud à Charles De Gaulle, un économiste face aux hommes politiques, 1934-1967 », paru chez Casterman en 1972. Outre des informations sur le célèbre économiste, les préparationnaires en retireront de précieux renseignements sur les grands acteurs de la vie économique et sociale française, et sur leurs petits travers.

La première partie de l’ouvrage permet de mieux comprendre la naissance de la statistique démographique et économique dans notre pays. Avant la Première guerre mondiale, une commission avait été créée pour lutter contre la « crise de 1907 », précédant l’apparition, en 1919, dans une époque d’inflation, du « Service d’observation des prix » devenu rapidement « la Statistique générale de la France », organisme où le jeune polytechnicien Sauvy fut affecté en 1922, et dont il deviendra l’âme vers 1929. De ce poste, il assista à la création du franc Poincaré en 1928, et il porte dans ses mémoires ce jugement sans appel : « c’est le seul geste de raison éclairée que l’on puisse citer de 1918 à 1938 » . En 1934, Sauvy fut sollicité par Daladier, éphémère Président du Conseil, pour mettre en application une idée de l’Allemand Silvio Gsell, reprise par Irving Fisher, celle de « la monnaie fondante ». Ce projet plus que novateur consistait à considérer la monnaie comme payante. A une date fixée, tout détenteur d’un billet aurait dû coller sur ce dernier un timbre acheté, sous peine de voir la coupure perdre toute valeur. Essayant de ne pas être détenteur du billet à la date prévue,  chacun se serait efforcé de s’en débarrasser au plus vite, d’où une plus grande vitesse de circulation monétaire, bénéfique pour le développement économique. Projet hardi rapidement avorté, comme on s’en doute…

En 1936, Sauvy entra au Conseil national de surveillance des prix, organisme voulu par le Front Populaire, travail qu’il taxe de « guignol ». Mais il approuva la dévaluation de 1936 qui créa le Franc Auriol, et en constata les effets positifs. Entré en 1937 dans le cabinet de Charles Spinasse, ministre de l’Economie, Sauvy lutta contre certains projets délirants du Front Populaire, comme l’idée de la construction d’une montagne de 1000 mètres de haut en plein Paris. Le rôle de Sauvy s’affirma davantage  lorsqu’il entra au cabinet de Paul Reynaud, ministre des Finances, en novembre 1938, aux côtés de personnages clés comme Jacques Rueff ou Maurice Couve de Murville. Il joua un rôle essentiel dans la loi assouplissant les 40 heures, et dans la tentative de « dévaluation compétitive » liée à la création du Franc Reynaud. Déplorant l’impréparation militaire de la France, il constata « de l’intérieur » les signes de la décomposition politique de la III° République, qui allait déboucher sur la défaite de 1940. Par exemple, un  important décret économique signé du Président de la République et du Président du Conseil fut sous ses yeux envoyé à la poubelle par un obscur subalterne, tandis qu’un autre bureaucrate,  amateur de théâtre, faisait en catimini signer un texte dispensant Sacha Guitry de payer ses impôts…En revanche c’est bien Sauvy qui, profitant d’un train de décrets, réussit en catimini à faire adopter un texte créant l’INSEE. Joseph Caillaux, vieux politicien du début du XXème siècle, président de la Commission des Finances du Sénat, eut alors ce jugement lapidaire : « Une nouvelle sinécure pour quelque raté ».

En parallèle, Sauvy s’attarde dans son récit sur la vie mondaine qu’il menait à la fin des années 30, multipliant les évocations croustillantes sur Tristan Bernard, Jacques Tati, René Clément, etc.…Ne résistons pas au plaisir de citer une anecdote du début de 1940. Sauvy rapporte que Reynaud, qui traversait la cour du ministère avec Churchill, semblait avoir grossi…En fait, il cachait sous son manteau une bouteille de whisky, accessoire indispensable pour toute discussion avec le vieux lion britannique.

La période de l’occupation vit Sauvy rester au service de Vichy, remplissant sa tâche consciencieusement, tout en essayant de fournir le moins possible de renseignements utiles aux Allemands. Les anecdotes ne manquent pas, dans son livre, sur les difficultés de ravitaillement, et sur l’oscillation permanente des services français entre Collaboration et Résistance. Intéressante est sa rencontre avec Jacques Chaban Delmas, un des chefs de la Résistance intérieure. Puis, après avoir manqué  mourir d’une balle perdue en regardant passer De Gaulle lors de la Libération de Paris, Sauvy termina l’année 1944 à Londres, sous les bombardements de V2, aux côtés du grand économiste Lionel Robbins. Après avoir côtoyé Mendés France, éphémère Ministre des Finances fin 1944, Sauvy fut nommé Secrétaire général à la Famille et à la Population, par un ministre…communiste. Il y resta jusqu’ au 19 octobre 1945, jusqu’au moment où René Pleven lui proposa de devenir Secrétaire général au Plan. Sauvy refusa ce poste clé où sut si bien s’illustrer Jean Monnet, mais c’est à cette époque qu’il créa l’Institut National d’Etudes démographiques, avec Fourastié et René Dumont, un des pionniers de l’écologie en France.

Il fut alors amené à côtoyer maints grands personnages, d’Auriol à Ramadier, en passant par Guy Mollet, Charles De Gaulle, Pompidou, ou l’économiste Oskar Lange. C’est en étudiant la démographie de l’Algérie en 1947, qu’il constata que tout était en place pour l’éclatement d’une guerre, mais nul ne daigna l’écouter. Il plaida également pour que la France établisse des relations commerciales avec l’URSS, ce qui lui valut maints démêlés avec l’administration américaine de l’époque Maccarthyste, qui le considérait comme un Rouge subversif.

Un économiste simple, amusant, dont les souvenirs permettent de réviser les programmes…Bonne lecture.

Publié dans Capitalisme - histoire

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