L'enjeu fiscal

Publié le par Alexis Trémoulinas, enseignant d'AEHSC à Claude Fauriel,St-Etienne.

La question fiscale pose un triple enjeu en ce début de XXIe siècle :

 

- la présidentielle de 2012 se jouera en partie sur cet enjeu fiscal. L’absence de marges de manœuvre budgétaires invite les hommes politiques à envisager d’ores et déjà la suppression de l’Impôt Sur la Fortune (ISF), celle du bouclier fiscal, ainsi que la création de tranches supplémentaires de l’Impôt sur le Revenu des Personnes Physiques (IRPP).

 

- les déficits budgétaires issus de la crise posent des questions de soutenabilité à moyen terme de la dette publique. Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité que la contrainte du Pacte de Stabilité et de Croissance (PSC), un temps remisée, fait son retour sur la scène européenne, sous le vocable Pacte de Compétitivité. Les deux critères retenus en 1997 sous l’impulsion de Theo Waigel, le concepteur allemand du PSC, pour réguler les finances publiques européennes sont un déficit public inférieur ou égal à 3% du PIB et une dette publique inférieure à 60% du PIB. Dans le cas français, en 2010, le déficit public se montait à 8% du PIB et la dette à 83%. Respecter les critères du PSC à l’horizon 2013, comme le gouvernement français s’y est engagé, demande donc une consolidation budgétaire. La France s’est ainsi engagée en Janvier 2010 auprès de la Commission de Bruxelles à réduire son déficit public selon le calendrier suivant : 7,7% (2010) 6% (2011) 4,6% (2012) et 3% (2013).

Mais, dans un contexte d’inévitable remontée des taux d’intérêt aux alentours de 3 ou 4% (la crise a suscité un flight to quality tel que les taux d’intérêt sur les bons du Trésor allemands et français sont tombés à 2,3%), le seul moyen de contenir l’envolée future de la dette est de dégager un excédent primaire (G – T < 0). Il faut donc soit baisser les dépenses (G pour Government), soit augmenter les impôts (T pour Taxes). La rigueur budgétaire annoncée semble complètement irréaliste car le déficit structurel (réalisé hors conjoncture) frôle désormais les 5% selon la Cour des Comptes, et qu’historiquement, la France a réalisé son maximum de réduction de déficit public en le baissant d’1,5 point de pourcentage, entre 1995 et 1996. On peut mobiliser une troisième raison d’être sceptique : le gouvernement table sur 2% de croissance en 2011 et 2,5% en 2012 pour réaliser ses objectifs alors que la croissance économique française semble durablement anémiée : pour l’Observatoire Français des Conjonctures Economiques (OFCE), la crise économique mondiale de 2008-2009 a fait passer la croissance potentielle française de 2,1 % (2002-2007)  à 1,7% (2010-2013).

 

- La concurrence fiscale en Europe et dans le monde s’est intensifiée. Dans le cadre d’une économie globalisée, chaque territoire essaie de devenir attractif, qui en jouant sur les taux de change, qui en proposant des impôts faibles, notamment pour les entreprises (l’Irlande fixe ainsi un Impôt sur les sociétés très faible, proche de 12% contre 33% en moyenne dans les autres pays européens). On parle alors de dumping fiscal pour désigner cette propension de certains Etats à vouloir attirer les facteurs de production les plus mobiles par une fiscalité significativement inférieure, surtout quand l’outil des dévaluations compétitives n’est plus à disposition (comme c’est le  cas des pays européens de la zone euro).

 

Dans cette perspective de réforme fiscale inévitable, la proposition de « révolution fiscale » par Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez est certainement la plus prometteuse (Pour une révolution fiscale, Seuil, 2011). Ces derniers proposent de réformer profondément le système fiscal pour le simplifier et le rendre à la fois plus juste et plus efficace. Leur principale proposition est de fusionner l’IRPP et la CSG, d’en faire un impôt sur le revenu à assiette large, à taux progressif, prélevé individuellement à la source.

On peut attendre un quadruple dividende d’une telle réforme :

- D’abord, la hausse des recettes fiscales serait assurée par le remplacement de l’assiette de l’IRPP, mitée par 490 niches fiscales, par l’assiette très large de la Contribution Sociale Généralisée (tous les revenus du travail et du capital). Le rendement serait d’autant plus fort que les coûts de collecte seraient diminués (prélèvement à la source).

- Ensuite, les taux élevés et progressifs garantissent un impôt redistributif. Ils montrent bien comment la fiscalité française (soit le système de tous les impôts) est globalement progressive (les pauvres paient relativement moins que les riches, en proportion de leurs revenus), sauf pour les derniers centiles, les plus fortunés, qui profitent des nombreuses niches fiscales et de l’optimisation pour s’acquitter d’un impôt faible.

- Par ailleurs, la fusion et la suppression d’impôts rendraient le système fiscal français plus lisible. L’originalité de leur proposition est de proposer un taux moyen d’imposition qui se substituerait aux tranches marginales actuelles. La transparence du système, sa simplicité et donc son acceptabilité démocratique en sortiraient clairement renforcées.

- Enfin, individualiser l’impôt, sur le modèle scandinave où les époux paient des impôts séparément, a pour insigne avantage de réduire théoriquement l’inégalité de genre entre hommes et femmes. En effet, le salaire féminin ne sera plus considéré comme un salaire d’appoint du mari (et les salaires dans l’enseignement augmenteront…gasp c’est de la pure science-fiction). Grâce aux taux progressifs, la marge extensive féminine s’accroîtra tandis que la marge intensive masculine baissera, toutes choses égales d’ailleurs, et l’inégalité salariale entre hommes et femmes régressera.

On peut émettre cependant plusieurs critiques majeures à cet ouvrage :

1- Le titre est commercial. Il s’agit au mieux d’une réforme fiscale paramétrique. Les économistes distinguent deux types de réforme : la réforme paramétrique et la réforme systémique. Leur proposition ressort plus certainement du premier type, ce qui est d’ailleurs efficace d’un point de vue de la collecte fiscal (« un bon impôt est un vieil impôt ») mais on est loin de la « révolution » fiscale proclamée.

2- La question de la pression fiscale. Tous les économistes s’accordent à dire que l’impôt est nocif au fonctionnement de l’économie mais qu’il permet aussi de financer des biens indispensables. Au final, la question est donc de savoir où mettre le curseur en termes de pression fiscale. Proudhon évaluait la pression fiscale limite à 10% en 1868 et Colin Clark à 25% en 1945. Valéry Giscard d’Estaing affirmait qu’à partir de 45%, une société basculait dans le communisme. Il semble donc que ce curseur fiscal n’ait cessé de s’élever au cours de l’histoire humaine, ce qu’il convient d’expliquer puisqu’aujourd’hui le taux de pression fiscal global avoisine les 47% du PIB selon nos auteurs. Ils affirment, eux, qu’un choix collectif en faveur de l’impôt s’est réalisé, sur le mode « notre société aurait fait le choix d’une fiscalité importante pour financer des biens publics, communs et générateurs d’externalités, tels l’éducation, la santé, les infrastructures, etc ». Il s’agirait d’un test brut de décoffrage, celui fournit par l’histoire. Rien n’est moins sûr. Les zones de haute pression fiscale atteintes par l’économie française ne sont certainement pas le résultat d’une volonté commune ou de choix individuels. Trois autres explications de cette hausse inexorable de la fiscalité dans les pays développés depuis le début du XXe siècle peuvent être trouvées :

- la loi de Wagner, selon laquelle la part de l’Etat dans l’économie croît à mesure que la richesse augmente ;

- l’effet cliquet de Peacock et Wiseman selon lequel les crises et les guerres sont des périodes où les dépenses de l’Etat augmentent avec effet d’hystérèse ensuite. Par exemple, pendant les deux guerres mondiales, les dépenses militaires ont atteint 50% du PIB dans les pays belligérants. Pour financer ces dépenses publiques, les gouvernements ont eu recours aux emprunts et à la hausse des impôts. En période de guerre, les hausses d’impôts sont moins mal perçues par la population en ce qu’elles signent l’adhésion silencieuse de la majorité non combattante à l’effort de guerre. Ces hausses procédèrent d’abord par l’élargissement de la base fiscale. Alors que jusqu’en 1914, seuls 2% des ménages américains et britanniques payaient l’impôt sur le revenu, plus de la moitié des ménages anglo-saxons le payait au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, grâce à l’instauration du prélèvement à la source. Ensuite, les taux marginaux furent considérablement relevés. Alors que dans ces deux pays, le taux marginal d’imposition était de 15% jusqu’en 1914, il atteint 77% aux Etats-Unis en 1918. La Seconde Guerre Mondiale porta ces taux marginaux à 94% (Etats-Unis) et 87,5% (Grande-Bretagne) ;

- la loi de Rodrik (1998), selon laquelle à mesure que la mondialisation s’approfondit, la demande de dédommagement émanant des citoyens augmente. Cette thèse compensatrice énonce que la mondialisation suscite des gagnants et des perdants. Selon le théorème Stolper-Samuelson, les perdants sont les travailleurs non-qualifiés des pays riches, à savoir le facteur de production  relativement rare dans les pays développés. Il faut donc les indemniser.

3 - Techniquement, séparer le revenu des deux conjoints est facile. Mais il est plus dur (et plus coûteux) d’intégrer le quotient familial dans un tel système.

4 - Un tel projet risque d’accentuer l’exit fiscal des plus qualifiés selon Alain Trannoy, qui se range sous la bannière de Charles Péguy : « Ils haïssaient les riches au lieu d’aimer les pauvres ». Selon Trannoy, 30 000 contribuables français quittent la France tous les ans depuis 2001. Chacun d’entre eux payait trois fois plus d’impôts que le contribuable français moyen qui reste. S’appuyant sur les travaux d’Upsala (« Shall We Keep the Rich at Home? »), Trannoy détermine un paramètre α égal à 20%. Ce qui veut dire que le niveau de revenu doit être de 20% supérieur dans le pays potentiel d’immigration que dans le pays d’origine pour que les riches contribuables soient indifférents entre partir et rester. Augmenter fortement la progressivité de l’impôt comme le suggère nos trois auteurs risque donc de baisser le revenu après impôts des plus fortunés et d’augmenter leur incitation au départ. Par conséquent, les classes moyennes, captives, vont être encore plus matraquées fiscalement, alors que les riches votent avec leurs pieds (exit) et que les pauvres menacent de tout casser (voice). Ne reste plus alors que le vote (loyalty) pour des partis anti-redistributifs (modèle du Tea Party aux Etats-Unis).

5- L’impôt libéral régressif. Dans leur version provisoire, les auteurs proposent 5 barèmes, dont le barème libéral, très surprenant, puisque impôt uniforme à 13% du revenu.

Or, la théorie de la fiscalité optimale, dans la lignée de Mirrlees a essayé de concilier efficacité et équité de l’impôt. Des continuateurs comme Bernard Salanié parviennent à un barème libéral régressif, curieusement ignoré par nos trois auteurs. Les impôts régressifs constituent une redistribution à l’envers, des pauvres vers les riches. L’impôt régressif par excellence est l’impôt par tête (on parle de « capitation », ou poll tax en anglais). Le montant de l’impôt est le même pour tous les assujettis quels que soient leurs revenus : l’ancien impôt sur les portes et fenêtres ou la redevance télévision actuelle en sont de bons exemples. Quels que soient vos revenus, chaque ménage paie le même montant d’impôt. Par conséquent, la part que représente cet impôt dans le revenu est plus importante pour les ménages modestes que pour les ménages aisés. Il s’agit bien d’un impôt régressif, davantage payé par les pauvres que par les riches, relativement à leurs revenus. La version de l’impôt libéral serait donc certainement 25% pour les premiers déciles (les plus pauvres) et 5% pour les plus riches.

Au final, cet ouvrage est à mettre entre toutes les mains car il ouvre de fortes perspectives de réforme, immédiatement efficace et réaliste. Le choix des paramètres devient alors l’affaire des élections.

Publié dans Croissance et crises

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